VIII
Camron fixa le ciel jusqu’à ne plus distinguer aucune étoile. Il resta accroupi dans les ajoncs jusqu’à ne plus sentir ses jambes. Il retint son souffle jusqu’à ce que celui-ci se transforme en poison dans ses poumons.
Posté à flanc de colline à l’ouest des Vorces, à une demi-lieue au nord-est du campement d’Izgard, il attendait. Sandor et le chef de son armée, Balanon, avaient dressé leurs tentes sur la colline opposée. Faisant face à l’est, il serait le premier à voir poindre l’aube. L’armée du Rhaize lancerait sa première charge avec le soleil dans les yeux. Sandor n’avait pas pris en considération ce genre de questions lorsqu’il avait choisi ce versant. Il n’y avait vu qu’un emplacement vaste et dégagé, offrant une bonne vue sur le terrain qui les séparait du camp d’Izgard.
Le camp ennemi demeurait hors de vue. Izgard avait choisi le seul endroit à des lieues à la ronde qui soit bordé sur trois côtés par des falaises escarpées, le quatrième côté étant défendu par le cours impétueux de la Crosse puis, au-delà, par une épaisse forêt de bouleaux. Contrairement à Sandor, Izgard avait envisagé la retraite : plusieurs pontons enjambaient la rivière à son point le plus étroit. Si les choses tournaient mal, l’armée d’Izgard se retirerait de l’autre côté de la Crosse et détruirait ces passages de fortune.
Camron avait reconnu lui-même les abords du camp ennemi. Il l’avait fait seul, car il tenait à s’approcher suffisamment pour en estimer le nombre et ne voulait demander à personne de partager ce risque. L’armée d’Izgard, conformément aux prédictions de Ravis de Burano, était massive et bien organisée. Bien que temporaire, son camp avait été dressé avec la plus grande rigueur. Les tentes blanches s’y succédaient en cercles concentriques autour d’un enclos central pour les chevaux de guerre et d’une galerie couverte de toile cirée pour l’artillerie et les arcs. Quatre tours de guet en bois dominaient le camp, avec des roues épaisses à leur base afin de faciliter leur déplacement d’un site à l’autre. Des latrines creusées sous le vent et en aval empêchaient les déchets de contaminer l’approvisionnement en eau, et le camp entier était entouré d’un cercle de postes de garde, de pièges et autres fosses couvertes.
En étudiant ces dispositions, en comptant les tentes, les feux de bivouac et les chevaux, Camron ne put se défendre d’une certaine amertume. Quelle part de tout ceci était imputable à Ravis de Burano ?
En cet instant toutefois, dix-huit heures plus tard, meurtri après avoir rampé sur la roche et la terre dure pendant une demi-journée, couvert d’égratignures à force de se frayer un chemin à travers les buissons, l’œil poché à la suite d’une mauvaise chute dans une fosse masquée par des branchages, Camron ne songeait guère à Ravis ou à son passé.
Ses pensées allaient toutes à son défunt père.
Camron se passa la main dans les cheveux, puis exhala l’air qui lui brûlait les poumons. Berick de Thorn. Comment avait-il pu nourrir de tels espoirs pour son fils, rêver de le voir revendiquer la seule chose qu’il ne pourrait jamais prendre lui-même, sans jamais lui en parler ouvertement ? Et surtout, comment lui, son fils, avait-il pu ne pas deviner le plus cher désir de son père ?
Massant ses tempes en proie à une douleur diffuse et persistante, Camron arracha son regard au ciel nocturne. Il n’avait pas de réponse. Aucune avec laquelle il puisse vivre en tout cas. Il ne lui restait que les paroles de Lianne, comtesse de Mir’Lor. Il n’est pas trop tard. Vous pouvez encore combattre pour ce qu’il désirait. Même aujourd’hui.
C’était ce qu’il avait l’intention de faire aujourd’hui.
Brièvement, Camron jeta un coup d’œil en direction du camp du Rhaize. On apercevait les premiers signes de mouvement derrière la crête. Sandor et ses chevaliers se réveillaient, après avoir passé la nuit en demi-armure. Ils croyaient ainsi économiser du temps tout en se préparant à une éventuelle attaque surprise. En réalité, cela signifiait surtout des muscles gourds, un mal de dos, des jambes douloureuses et une vessie douloureusement pleine.
Camron fronça les sourcils. Il commençait à penser comme Ravis de Burano. Mortifié de constater que cette idée lui faisait moins horreur que par le passé, il tourna son attention vers ses propres troupes.
Pleinement réveillés depuis deux heures, portant cotte de mailles ou simple cuirasse, l’arc court dans le dos à l’exception de ceux qui possédaient un arc long, plus de deux cents hommes se tenaient accroupis derrière lui.
Le matin suivant son entretien avec Lianne, Camron était allé trouver Balanon ainsi qu’on le lui avait suggéré pour raconter son histoire à l’homme qui se tiendrait aux côtés de Sandor dans la bataille. Balanon avait écouté le récit complet de l’escarmouche dans la vallée des Pierres brisées, l’interrompant de temps à autre afin de l’interroger sur les harras, leur armement, leur tactique. Contrairement à Sandor, Balanon ne l’avait pas pris à la légère. Et bien qu’il n’ait pas promis grand-chose hormis de redoubler de prudence, il avait assigné une centaine d’hommes à Camron en lui confiant pour mission d’alerter le reste de l’armée d’une éventuelle menace inhabituelle représentée par les harras. En plus de ces cent fantassins, Camron avait sous ses ordres une douzaine de ses propres chevaliers, ainsi que deux douzaines d’archers armés de l’arc long, cadeau de Segwin le Nez.
Camron ne se faisait aucune illusion concernant Balanon. L’autre ne l’avait écouté que pour Lianne, ne lui avait confié des hommes qu’en vertu de faveurs qu’il lui devait ou de son admiration pour la comtesse de Mir’Lor. Néanmoins, c’était déjà quelque chose. Assez pour que Camron cesse de se sentir impuissant. Assez pour l’empêcher de devenir fou à force de songer à son père.
« Du mouvement sur la pente nord du camp », siffla l’un de ses hommes.
Camron leva les yeux vers la direction indiquée. Il ne vit rien dans un premier temps, sinon la courbe sombre d’un deuxième versant qui se détachait derrière le premier comme une ombre. Puis, en promenant son regard sur un bosquet de feuillus en forme de champignon, il repéra une colonne de pure noirceur qui s’écoulait sur le flanc de la colline. Sa première pensée fut que c’était impossible. Huit douzaines d’hommes avaient été postés sur cette crête afin de surveiller l’arrière du camp. Sans oublier les sentinelles : des vingtaines d’hommes en petits groupes de six, répartis tous les cinq cents pas de manière à former un cercle autour de l’armée. Tous étaient lourdement armés, et chaque groupe comportait un sonneur de cor afin de pouvoir déclencher l’alerte. En dépit de la confiance qu’il affichait, Sandor possédait suffisamment de bon sens pour protéger le périmètre de son camp.
La deuxième pensée de Camron fut moins rationnelle. Ce ne fut pas une pensée à proprement parler, d’ailleurs, plutôt une réaction à la noirceur ondulante de la colonne. Les harras étaient de retour.
Le poil se hérissa sur tout son corps. Sa bouche se dessécha d’un seul coup. Sa poitrine se serra, pressant les côtes contre les chairs tendres de ses poumons et de son cœur. Il revit son père, mort. Il revit Hurin, mort. Il revit Rhif de Hanistre, le cœur à nu, encore palpitant.
Alarmé par la violence de sa réaction, craignant de se laisser submerger par ses souvenirs s’il n’agissait pas immédiatement, Camron aboya ses ordres. « Mills, Toker, Stangon. Prenez chacun une escouade. Faites mouvement vers le bas du versant aussi vite que possible. Lorsque vous aurez couvert un quart de lieue, sonnez l’alerte.
— Pourquoi ne pas la sonner maintenant ? Il faut prévenir le camp. » C’était Mills – l’un des hommes de Balanon.
« Je ne tiens pas à ce que les harras connaissent notre position. Ils ignorent que nous sommes là, et c’est très bien ainsi. » Camron dévisagea les trois hommes, les mettant au défi de le contredire. Il regretta presque qu’ils n’en fassent rien ; la colère aurait constitué une distraction bienvenue. « Allez. Gardez la tête baissée, et ne revenez pas. »
Les trois hommes se levèrent d’un bond et rassemblèrent leurs compagnons autour d’eux. Les hommes de Balanon étaient prêts. Impatients. Il est vrai qu’ils n’avaient encore jamais affronté les harras. Comment auraient-ils pu savoir ? Camron se reprit. Son amertume se trompait de cible. « Soyez prudents », siffla-t-il.
Mills hocha imperceptiblement la tête. Son expression était dure. « Pas de message pour Balanon ? »
Camron secoua la tête. « Non. » Son regard revint se poser sur la colonne à l’horizon. Les harras semblaient aspirer la noirceur de la nuit, la retenir autour d’eux. « Aucun, sinon que nous agirons selon ce qui était convenu. » À peine achevait-il ces mots que les hommes s’élançaient déjà au bas de la pente, courbés en deux, l’épée au fourreau pour éviter tout scintillement révélateur qui aurait risqué de les trahir.
« Bon, murmura Camron, incapable de s’arracher à la contemplation de la colonne noire qui descendait vers le camp. Izgard fait donner ses harras par l’arrière dans l’espoir de semer la panique au sein du camp. Le temps que l’armée comprenne ce qui l’attaque, le gros de ses troupes aura pris position pour un assaut frontal. Il se sert des harras pour faire diversion. »
Réfléchissant tout en parlant, Camron envisagea sa prochaine action. Il eut du mal à se concentrer. Cent trente paires d’yeux étaient braquées sur lui. Même dans l’obscurité, on devinait facilement lesquels étaient ses hommes et lesquels ceux de Balanon. Les siens avaient affronté les harras. Cette expérience mettait comme une pellicule de glace sur leurs yeux.
Camron se passa la main sur le visage, s’obligeant à réfléchir. Fallait-il essayer d’intercepter les harras ? De bloquer leur colonne ? Ou bien se diriger vers la vallée, pour s’efforcer de ralentir le gros des forces d’Izgard ? Sur le conseil de Ravis de Burano, Camron avait équipé d’un arc la totalité de ses hommes. En agissant vite et à courte distance, ils pouvaient abattre les chevaux et faucher net les premières charges du Garizon. Les archers d’élite de Segwin le Nez, grâce à leur compétence ainsi qu’à leur portée supérieure, pouvaient viser les chefs de troupe, les seigneurs de guerre, voire Izgard en personne.
Mais, pour être réaliste, de quel poids pouvaient peser onze vingtaines d’archers face à une armée de vingt mille soldats ? Tirant sur son menton, comme s’il espérait faire sortir les réponses de sa bouche, Camron se demanda ce que déciderait Ravis de Burano. La réponse fut immédiate. Il contournerait les harras pour les attaquer par-derrière. Les prendre à leur propre piège.
Le vent, qui leur soufflait dans le dos depuis une heure, tourna soudain pour leur arriver dessus en pleine face. Alors que quelques mèches lui chatouillaient la joue, Camron flaira une vague odeur dans la brise. Les muscles de son torse se contractèrent d’un coup ; son nez l’avait reconnue avant que son cerveau ne puisse mettre un nom dessus. C’était la puanteur d’urine et de charogne des harras.
Inconsciemment, Camron recula d’un pas. Il sentit qu’on lui touchait l’épaule. En se retournant, il découvrit Broc de Lomis. Le combat dans la vallée des Pierres brisées lui avait coûté sa rate, deux doigts de la main droite et nombre de muscles dans ses cuisses, ses bras et sa poitrine. Il avait tenu à venir malgré tout. Camron l’avait supplié de rester à Mir’Lor, mais Broc n’avait pas voulu en entendre parler. Sa place était auprès de son chef, avait-il affirmé. Sur le moment, Camron n’avait pas su s’il parlait de Sandor ou de lui-même. En le dévisageant maintenant, dans l’obscurité finissante de l’aube, la réponse lui apparut clairement.
Camron se sentit vieux.
En dépit de ses blessures, Broc ne les avait aucunement ralentis. Et s’il devait effectuer le double d’efforts pour parvenir au même résultat que les autres, il ne se plaignait jamais ni ne montrait le moindre signe de douleur. Il prenait ses pauses en même temps que les autres, dormait six heures par nuit comme le reste d’entre eux. Camron se sentait responsable de lui. Il se sentait responsable de tous ceux qui avaient chevauché avec lui dans cette vallée ce jour-là. Bien qu’il ait agi sans réfléchir, ils l’avaient suivi néanmoins. Il avait une dette envers eux.
Ramenant son regard vers le haut, Camron contempla la ligne noire des harras filant le long de la colline. À la distance où ils se trouvaient, leurs bruits de pas auraient dû réveiller le camp. Pourtant, leur vitesse et leur activité accrues ne soulevaient aucun cri, ne faisaient s’allumer aucune lampe. En les observant, Camron vit qu’ils se déplaçaient comme un seul corps, pareils à une nuée de sauterelles qui se regroupe avant de fondre sur un champ. Ils partageaient le même esprit, la même détermination.
Camron se rendit compte que ses doigts s’enfonçaient en cercle dans les muscles de sa mâchoire. Devait-il contourner le camp par l’arrière ? Attaquer les harras ? Ou bien s’engager plutôt dans la vallée ?
À cet instant, un bruit déchira la nuit. Une sonnerie de cor. Puis une autre. Des cris suivirent, et une volée de flèches enflammées s’éleva bien haut dans le ciel. Ce raffut provenait d’un endroit situé directement à l’aplomb de la troupe. C’était Mills, Toker et Stangon. L’alerte était donnée. Camron se figea une demi-seconde, s’attendant à éprouver un certain soulagement. Voyant que ce n’était pas le cas, il concentra son attention sur le camp – il ne tenait pas à se demander pourquoi.
Les sonneries de cor eurent un effet immédiat sur l’armée de Rhaize. Des chevaux hennirent, des torches s’allumèrent, des silhouettes indistinctes jaillirent des tentes. De là où il se tenait, Camron entendit à peine le chuintement métallique des épées que l’on tirait. Il lui parut assourdi, minuscule. Impuissant. Le camp ne fut pas le seul à réagir. Les harras s’élancèrent au pas de charge, frôlant le flanc de la colline comme l’ombre d’un immense oiseau de proie.
« Camron. » Son nom prononcé avec une douceur insistante par Broc de Lomis s’insinua dans la cage verrouillée de ses pensées. En se retournant vers lui, Camron aperçut un pan de soie jaune vif qui dépassait de son col. Cela faillit le faire sourire : à l’évidence, la sœur de Broc avait aidé son grand frère à préparer son paquetage. « Quels sont les ordres ? »
Camron regarda ses hommes. Comment les envoyer contre les harras, sachant à quoi s’attendre ? Comment les affronter lui-même, après la bataille au milieu des pierres ? Il n’y avait aucune gloire à se battre contre un tel adversaire. Pas de victoire propre, ni de mort rapide. Et pourtant, quelle était l’alternative ? Attaquer le gros de l’armée d’Izgard par le flanc ? Laisser la peur l’empêcher d’accomplir la seule chose susceptible d’avoir un véritable effet ?
La main de Camron descendit de son menton à sa poitrine, puis au fourreau de son épée. Il croisa le regard de Broc. Devant la foi qui se lisait dans ses iris noisette, Camron prit sa décision.
« Nous allons intercepter les harras, cria-t-il. Contourner complètement le camp, et les prendre à revers. » Cent trente hommes s’ébranlèrent à ces mots, tirant leurs arcs en dévalant la colline. Camron attendit un instant, tandis que son regard revenait malgré lui sur Broc de Lomis. Le jeune chevalier hocha la tête. Il connaissait la raison de ce choix : l’arme principale des harras était la peur ; toute autre décision que celle de les attaquer aurait constitué un aveu de défaite.
Brusquement, Camron se détourna et suivit ses hommes au bas de la colline.
Ce fut l’odeur qui la tira du sommeil. Aussi perçante qu’un cri, aussi insistante que le tambourinement de la pluie et aussi brutale qu’une secousse du bras, elle s’insinua dans ses narines et l’obligea à se réveiller. Tessa ouvrit les yeux. Cligna des yeux. Une voûte de roche rouge s’incurvait au-dessus d’elle. Quand elle ouvrit la bouche pour respirer, une vague de nausée l’envahit. Roulant sur le flanc, elle vomit sur la pierre. Ce mouvement rapide lui fit venir les larmes aux yeux. Elle avait mal dans les muscles de part et d’autre de ses épaules. La tête se mit à lui tourner, causant immédiatement une deuxième vague de nausée. Elle vomit de nouveau. Une bile claire, salée.
En levant la main pour s’essuyer la bouche, Tessa vérifia la présence de sa bague. Elle le fit sans réfléchir ; par réflexe, comme le fait de chasser une poussière dans l’œil. Ses doigts frôlèrent sa robe, sa peau. Rien. Prise de panique, elle s’assit. Elle se palpa la poitrine, jeta un regard affolé autour d’elle. Où avait-elle pu passer ?
« Serait-ce ceci que vous cherchez ? »
Tessa leva la tête. Un homme très, très âgé brandissait quelque chose dans la lumière. Vêtu d’une simple tunique brune, les cheveux parfaitement blancs et coupés très court, il dévisageait Tessa avec un mince sourire.
Sans réfléchir, Tessa essaya de se relever. Elle voulait récupérer sa bague. La nausée lui tordit l’estomac comme un poing ; ses jambes refusèrent de lui obéir, et elle retomba mollement sur le rocher.
Le vieillard émit un petit sifflement de gorge. Il jeta la bague en direction de Tessa. « Vous aurez beau vous y accrocher de toutes vos forces, ma douce enfant, vous finirez par la perdre. »
La bague atterrit sur une plaque de roche lisse à côté de Tessa. Elle la rafla vivement dans son poing. La bague était tiède, comme si elle avait été chauffée par le soleil. Le seul fait de la récupérer rendit un peu de calme et de force à Tessa ; elle pressa le gras de son pouce contre les barbillons et refoula ses nausées.
S’apercevant subitement qu’elle était transie, Tessa ramena les genoux contre sa poitrine. Elle était vêtue d’une tunique de grosse laine ne laissant apparaître que ses mollets. Sa peau était striée de vilaines griffures rouges. On voyait également la marque d’une morsure parmi les coupures et les meurtrissures. L’empreinte de trois dents se distinguait clairement dans la chair déchirée. Saisie d’un frisson, elle détourna les yeux.
Elle se trouvait dans une grotte profonde. La lueur du jour y filtrait par une ouverture invisible loin au-dessus du vieillard. La voûte descendait très bas à l’endroit où se trouvait Tessa, avant de remonter et de se perdre dans l’obscurité au centre de la grotte. Les roches prenaient des teintes rouges, terre de Sienne, brun-roux ; même celles qui étaient grises s’agrémentaient de dépôts minéraux rougeâtres. De l’eau gouttait quelque part. Lorsque Tessa posa la main sur la pierre la plus proche, elle la ramena humide. Des paillettes de poudre orangée scintillaient sur ses doigts. On sentait de nombreuses odeurs, mais l’une d’elles s’imposait tout particulièrement. Une odeur âcre de lait caillé. Ramenant son regard vers le bas, Tessa découvrit que le sol de la grotte était entièrement tapissé d’objets pâles et circulaires. Posés sur une couche d’algues, les objets en question avaient une couleur blanchâtre et semblaient enrobés d'une croûte de sel.
« Du fromage, expliqua le vieillard en suivant le regard de Tessa. C’est ici que nous faisons vieillir nos meilleures meules. Une grotte à fromages, si vous voulez. » Il fit un geste négligent avec la main. « L’humidité, les algues, le sel, la roche même : tout cela se retrouve dans le goût. »
Tessa hocha la tête. Elle avait la sensation d’être complètement perdue. Sans le grondement de la mer non loin de là et le léger accent maribanais du vieillard, elle aurait pu croire que la bague l’avait de nouveau précipitée dans un autre monde. « Comment suis-je arrivée ici ? »
Le vieillard soupira. « Oui, oui. Vous alliez vous poser cette question, bien sûr. » Il jeta un regard vif à Tessa, puis détourna les yeux. « Je devrais d’abord vous demander comment vous vous sentez, non ?
— Je me sens bien, mentit Tessa, impatiente d’entendre ce qu’il avait à lui dire.
— Bien, vraiment ? » Le vieil homme haussa les sourcils. Après un moment, il acquiesça. « Enfin, je suppose que vous êtes seule juge. »
Tessa sentit ses joues s’empourprer.
Le vieillard s’approcha en choisissant soigneusement son chemin parmi les meules de fromage. Il était petit, plus petit que Tessa, mais son corps semblait très dense, comme s’il avait été comprimé par des poids. Tessa leva brièvement les yeux vers le haut. D’énormes stalactites tombaient de la voûte, pareilles à des chandeliers de pierre. Tessa s’imagina sentir leur masse peser contre ses côtes. Secouant vivement la tête, elle chassa cette sensation.
« Buvez cela quand même, je vous en prie. » Le vieillard se planta devant elle, un bol à la main. « Vous n’avez pas besoin de ma médecine, puisque vous dites que vous allez bien, mais je suis un vieil entêté et, quand j’ai mis une heure à préparer quelque chose, je déteste le laisser perdre. »
Acceptant la remontrance, Tessa prit le bol en os. Elle le trouva tiède. Quand le vieillard retira sa main, Tessa remarqua son pouce droit rabattu contre sa paume. La voix de la mère Emith lui revint en mémoire : « On lui a tranché le tendon du pouce droit. Afin qu’il ne puisse plus jamais tenir une plume. » Elle dévisagea le vieil homme. « Frère Avaccus ? s’enquit-elle.
— Et si je l’étais ? Quelle importance ? »
Tessa grelottait sans parvenir à s’arrêter. Ce n’était pas la grotte qui était froide. C’était elle. Elle but une gorgée de son bol, puis répondit : « On m’a dit que vous étiez mort.
— Qui donc ?
— Le père Issasis. »
Le vieillard parut sincèrement surpris. « Vraiment ? » Il secoua la tête. « Il a dû lui en coûter. De mentir ainsi à une étrangère. Ce n’est pas dans ses habitudes.
— Il l’a pourtant fait avec beaucoup de naturel », rétorqua Tessa, qui le regretta aussitôt. Quoi qu’il y ait dans le bol en os, cela lui montait à la tête. Elle sentait le liquide attirer le sang vers la surface et refouler ses pensées. Elle posa le récipient, le poussa loin d’elle puis demanda : « Pourquoi le père Issasis voulait-il m’empêcher de vous voir ?
— Eh oui. Toute la question est là. » Le vieillard, dont Tessa était sûre désormais qu’il s’agissait du frère Avaccus, s’assit par terre. Recroquevillé en forme compacte, il croisa les bras sur sa poitrine. « Le père Issasis n’apprécie guère que je voie qui que ce soit. C’est pourquoi il m’a gardé ici, dans la grotte à fromages, à retourner les meules chaque mois, chaque saison, depuis les vingt et une dernières années. »
Quelque chose cliqueta près de la hanche de Tessa. Baissant les yeux, elle vit un petit crabe grimper sur un rocher. Sa carapace était couverte de minuscules grains de poussière étincelants. Troublée, elle le repoussa en direction du bol. Puis elle revint à Avaccus : « Vous n’avez pas répondu à ma question. »
Les yeux clairs d’Avaccus pétillèrent un très court instant. « Laquelle ? Je ne crois pas avoir répondu à aucune jusqu’à présent. »
C’était vrai. Il ne lui avait encore rien dit – sinon quelques balivernes concernant ses fromages. Tessa regretta de ne pas avoir les idées plus claires, mais elle avait si froid ! Froid comme la mer dans la nuit. Les souvenirs de marée montante, de courants et d’obscurité affluèrent dans sa tête, occultant la lumière de la cave. Tessa se sentit étouffer. « Que m’est-il arrivé ? s’écria-t-elle. Dites-moi comment je me suis retrouvée ici. »
Avaccus la dévisagea calmement. « C’est moi qui vous y ai amenée. Je suis sorti en barque au-dessus de la chaussée, vous ai trouvée en train de flotter à la surface, hissée à bord et ramenée. » Il sourit. « Vous avez bien failli réussir par vous-même, savez-vous ? Encore une centaine de pas et vous auriez regagné l’abbaye. Remarquable. Tout à fait remarquable. »
Tessa ne se sentait nullement remarquable ; plutôt gelée, à bout de nerfs et totalement perdue. S’obligeant à réfléchir, elle demanda : « Vous saviez donc que j'étais là ? »
Frère Avaccus fit un petit geste nonchalant avec sa main abîmée. « Disons que je m’en doutais.
— Vous doutez-vous également de la raison de ma présence ? » Le ton de Tessa était agressif. Elle se sentait en infériorité.
« Je pourrais la deviner », admit Avaccus. Ses traits tannés et rougis par le sel adoptèrent une expression soigneusement placide. « Mais vous nous feriez gagner du temps à tous les deux en me la disant. »
Tessa se frotta les yeux. Sous sa voix douce et ses dehors aimables, le frère Avaccus était glissant comme une anguille. Elle prit sa respiration. « Je suis venue parce qu’un de mes amis, Emith, prétend que vous connaissez l’art des anciens scribes. J’ai un travail à faire, j’ignore comment m’y prendre et j’ai besoin d’aide. J’ai besoin de savoir comment empêcher Izgard de changer ses harras en monstres. »
Avaccus accueillit cette information avec un hochement de tête presque imperceptible, comme s’il s’agissait d’une question de peu d’intérêt – un commentaire sur le temps qu’il faisait, ou une suggestion sur le premier plat qu’il prendrait au dîner. Tessa fut déçue. Elle envisageait de reformuler sa déclaration en termes plus vigoureux lorsqu’il lui demanda :
« Vous savez, naturellement, que votre bague est une éphémère ? »
Tessa commençait à perdre patience. Elle secoua la tête. « Une éphémère ? Je ne comprends pas.
— Une relique de l’ancien temps, lorsque les mondes ne formaient qu’un, avant le début du Dépouillement, avant que les couches ne se détachent une à une. Avant que le temps et l’espace ne s’engouffrent dans la brèche, créant de nouveaux mondes à la perte de chaque nouveau fragment. » Avaccus parlait d’une voix douce, le regard focalisé dans le vide avant de finir par se poser sur le poing de Tessa serrant la bague. « Elle est très vieille et très précieuse, et le fait que vous la déteniez m’apprend tout ce qu’il me faut savoir. »
Tessa sentit la tête lui tourner. Les rochers de la caverne se brouillèrent sous ses yeux ; ils évoquaient désormais les parois d’une profonde fosse rouge. De nouveaux mondes ? Un Dépouillement ? Desserrant le poing, elle éleva la bague dans la lumière. Elle s’entendit demander : « Que vouliez-vous dire en affirmant que je finirai par la perdre ?
— Aah. La perdre. Tout est là. » Avaccus se déplaça légèrement pour être plus à l’aise. Une fois encore, Tessa fut frappée par l’apparente densité de son corps. Même dans l’éclairage pâle et diffus de la grotte, il projetait une ombre noire et parfaitement nette. « Il est dans la nature d’une éphémère de se perdre. C’est ce qu’elles sont, ce pourquoi elles ont été forgées, ce qu’elles s’efforcent d’accomplir. Elles passent de main en main, d’époque en époque, de monde en monde. Elles se faufilent à travers les âges, dans les fissures du temps et de l’espace, elles tombent entre les mains de pays ou de personnes pour disparaître aussi soudainement qu’elles ont été trouvées. Serrez-la aussi fort que vous voulez, vous ne parviendrez pas à la retenir. Vous aurez beau la surveiller jour et nuit, vous vous réveillerez un beau matin, clignerez des yeux, et elle ne sera plus là. »
Le regard de Tessa ne quitta pas la bague un seul instant. L’or scintillant semblait lui faire de l’œil, malicieux comme un vieux mari qui sort rejoindre sa maîtresse.
Avaccus poursuivit, d’une voix triplée par les échos de la grotte. « Les éphémères ne restent jamais bien longtemps au même endroit. Leur passage n’est que temporaire : une étoile filante dans la nuit, un orage qui éclate et puis s’apaise. Elles peuvent demeurer cachées et inutilisées pendant des siècles. Enfouies dans les sombres régions entre les mondes, dans les coins et recoins du temps, elles rongent leur frein en attendant leur heure, avant de surgir lorsqu’on les appelle ou que l’on a besoin d’elles. Les éphémères peuvent encourager une cause, embraser un conflit, inspirer un bouleversement ou modeler une vie. Il y a un grand pouvoir en elles. Elles sont l’endroit où se rencontrent la lumière et les ténèbres, le point de convergence des mondes, où le temps devient moins substantiel que le lent tic-tac d’une horloge en train de s’arrêter.
« Elles passent entre les mondes ; saints graals, anneaux magiques, arches de pierre ou joyaux sacrés. On croit les trouver mais, en réalité, ce sont elles qui vous trouvent. Une éphémère n’est pas un cadeau ; ce n’est pas une babiole que l’on peut montrer, ni un trésor que l’on peut conserver. C’est un fardeau. Une responsabilité. Une force en elle-même. »
Tout au long du discours d’Avaccus, Tessa se réchauffa progressivement. Le froid de la mer déserta ses membres et sa poitrine, la laissant épuisée mais aussi soulagée. Comme si elle avait attendu dehors toute la nuit et qu’on la laissait enfin entrer. Ses douleurs s’estompèrent et son estomac se dénoua.
Elle continua à grelotter, en revanche. Soupesant la bague au creux de sa main, elle demanda : « Êtes-vous en train de me dire que cette bague aurait un dessein ? »
Avaccus renversa la tête vers la voûte de la grotte. Il demeura dans cette position un moment, avant de finir par acquiescer. « Oh, oui. Les éphémères ont toujours un dessein. Certains grandioses, et d’autres moins. Parfois, leur dessein ne saurait s’embrasser en une seule vie. Elles déclenchent un événement qui peut sembler insignifiant – la mort d’un nourrisson, la naissance d’une idée, l’abandon d’une coutume ancestrale – mais dont la véritable importance n’apparaît que des générations, parfois des siècles plus tard.
« Les éphémères sont des catalyseurs du changement. Elles se glissent dans un monde et ne le quittent jamais sans l’avoir transformé. » Avaccus soupira ; son corps entier parut se recroqueviller sur lui-même. « Voilà, ma chère enfant, ce que vous avez en votre possession. »
Tessa croisa le regard d’Avaccus. La bague pesait lourdement dans sa main, et elle regretta brièvement de ne pas pouvoir l’écarter aussi facilement que le crabe ou le bol. Mais alors même que cette idée la traversait, une part d’elle-même la refoulait. Cette bague lui appartenait. Avaccus la dévisageait sans expression, tel un érudit en train d’étudier un texte. Elle ne remit pas en doute un seul instant ce qu’il lui avait dit. Depuis le début, depuis ce premier jour dans la forêt, elle avait su que cette bague était spéciale. « Y a-t-il de la magie en elle ? s’enquit-elle.
— Oui et non. » Avaccus sourit. Ses dents avaient exactement la même couleur que ses meules de fromage. « Les éphémères agissent par le truchement d’une personne. Celui qui en détient une se voit gratifié d’une partie de ses pouvoirs, ou partage un aperçu de sa vision, mais je ne crois pas qu’elles fassent de vous un magicien. »
Tessa se surprit à hocher la tête. « Celle-ci est tombée entre mes mains à cause des harras d’Izgard. Je crois avoir été amenée ici afin de les combattre.
— Oh, vraiment ? » Avaccus frotta son menton rasé de près. Il avait les bras nus et, malgré son âge, encore fermes. Pas épais, non, mais noueux et vigoureux.
Tessa attendit qu’il parle, qu’il confirme son impression. Mais il garda le silence, respirant calmement, le visage dépourvu d’expression. Le jour faiblit. Les teintes de la grotte se firent plus foncées, plus rouges. Les ombres prirent la couleur du sang. Quelque part sur le côté, Tessa entendait le crabe trottiner en cliquetant autour du bol en os. Le plic-ploc régulier de gouttes d’eau dans une flaque invisible s’interrompit subitement. Les relents de fromage en cours d’affinage se mêlèrent à l’odeur âcre et salée de lieux anciens fréquentés autrefois par la mer. Bien qu’elle soit adossée au fond de la grotte, Tessa eut l’impression d’avoir été poussée au beau milieu. Comme si la bague qu’elle tenait la placerait au centre de n’importe quel endroit où elle pourrait aller, ramper ou demeurer étendue raide morte.
Le silence se prolongea.
Tessa réfléchit. Elle passa en revue tout ce qu’elle savait de Deveric, des harras et d’Izgard de Garizon. Elle remonta en arrière, tâchant de repérer le moindre petit détail qu’elle aurait pu rater. Peindre cette enluminure contre les harras lui avait paru tellement approprié... Jetant un coup d’œil à sa bague, elle suivit du regard les entrelacs intérieurs qui se développaient dans la lumière. Peut-être les harras ne représentaient-ils qu’une mince partie du tout ; peut-être était-ce Izgard en personne qu’elle était supposée combattre. Brusquement, ses pensées se tournèrent vers Ravis et Camron. Tous deux s’employaient à causer la perte du roi de Garizon. Et si c’était également son rôle ? Tous trois avaient été réunis le jour où elle avait passé la bague.
« Il n’y a peut-être pas que les harras, admit-elle. Il se pourrait que cela concerne aussi celui qui les commande. »
Avaccus leva un doigt. « Oui. Non. Peut-être. »
Une fois de plus, Tessa eut l’impression d’ennuyer le vieillard avec des détails triviaux. « Si vous connaissez la réponse, pourquoi ne pas me la donner ? s’emporta-t-elle. Je suis venue de loin pour vous voir. On m’a attaquée, poursuivie, j’ai failli me noyer. J’ai quitté des gens pour lesquels j’ai beaucoup d’affection, tout cela pour vous regarder rester assis là, à sourire d’un air entendu en gardant vos secrets. Un dépouillement de mondes, des desseins cachés, des éphémères : puisque vous savez tant de choses, parlez. » La voix de Tessa avait perdu de son mordant au cours de cet éclat. Jamais elle ne s’était sentie aussi épuisée. La dernière image qu’elle avait de Ravis, courant loin d’elle à l’auberge, ne cessait de lui revenir à l’esprit malgré elle. Toutes les plaies et les bosses de son corps lui firent soudain si mal qu’elle en eut les larmes aux yeux.
Lorsqu’elle reprit la parole ce fut d’un ton paisible, normal, à l’exception d’une pointe de sécheresse indiquant qu’elle contrôlait ses émotions. « Je vous en prie. C’est la bague qui m’a amenée ici. Je viens d’un endroit différent – peut-être de l’un de vos mondes, qui se serait détaché lors du Dépouillement. Je l’ignore. Je sais seulement que je ne suis pas là sans raison. Deveric m’a appelée ; la bague m’a fait venir. Il faut que je découvre pourquoi. Jusqu’à aujourd’hui, je croyais devoir éliminer les harras ainsi que le scribe qui les invoque. Maintenant, je me retrouve devant vous et même si vous ne le dites pas, je vois bien que vous n’êtes pas de mon avis. Si j’ai raté un élément dans le motif, j’ai besoin de le savoir. »
Avaccus demeura parfaitement immobile en l’écoutant. Quand les derniers échos de sa voix moururent, il cligna des yeux, lentement, comme si ses paupières représentaient un lourd fardeau. Il parla, mais pas avant d’avoir pris une profonde respiration. « J’ai quatre-vingt-deux ans, jeune femme. Quatre-vingt-deux. Et depuis soixante-dix de ces années, je vis sur l’île Ointe. J’ai débarqué ici pour apprendre les écritures, comme beaucoup de garçons de mon âge. Les saints pères complètent depuis longtemps les appointements de l’abbaye en enseignant aux jeunes garçons à lire et à écrire. Il n’entrait aucunement dans mes intentions de devenir scribe, pas à cette époque-là, non. Je voulais devenir astronome, cartographier le ciel nocturne, l’œil collé à une grosse lentille. »
Avaccus adressa un sourire chaleureux à Tessa. « Le destin en a décidé autrement. Dès qu’ils se furent aperçus que j’avais un don pour la plume et le parchemin, les saints pères rechignèrent à me laisser partir. Je pourrais devenir un grand scribe, disaient-ils. Un enlumineur de la stature de Fascarius, de Mavelloc, d’Ilfaylen. Je pourrais rester, apprendre et être initié dans la confrérie. » Son sourire s’effaça. « Nous sommes d’un tempérament possessif sur cette île, et lorsque nous considérons qu’une personne fait partie des nôtres, nous aimons la garder auprès de nous. »
Tessa baissa les yeux sur le pouce inerte d’Avaccus, plaqué contre sa paume. En relevant la tête, elle vit que le vieillard avait suivi son regard. Il ne fit aucun effort pour dissimuler sa main.
« Les saints pères sont emplis d’amour et de crainte, reconnut-il. Nous le sommes tous, mais eux plus que les autres. Si vous regagniez l’abbaye maintenant, vous trouveriez probablement le père Issasis prostré à même le sol dans la grande chapelle, en train de demander pardon pour vous avoir menti.
Par bien des côtés, c’est un brave homme. Et même un honnête homme, dans tous les domaines, hormis celui-ci.
— Il est venu m’accueillir à la porte, murmura Tessa. Il m’a conduite à une cellule, et après m’être endormie, j’ai été attaquée. » La créature dans les ténèbres lui revint en mémoire de façon si précise qu’elle tressaillit. Son odeur, son bruit, sa masse même ; la créature était un condensé de noirceur absolue.
Avaccus laissa retomber sa main abîmée. « Le père Issasis n’a lancé aucune créature contre vous. Ce n’est pas dans la manière des saints pères. La menace venait d’ailleurs.
— Il a pourtant laissé la chose se faire ? » Tessa ne faisait que lancer un coup de sonde, mais l’expression d’Avaccus lui fit penser qu’elle pourrait bien avoir vu juste. Un bref instant, il parut d’une tristesse infinie.
« J’espère que non. Par tout ce que cette île a pu représenter autrefois, j’espère que non.
— Y a-t-il un lien entre la bague et l’île ? » Tessa n’avait pas eu l’intention de poser cette question. Les yeux marron clair d’Avaccus paraissaient lui sortir les mots de la bouche.
Son hochement de tête fut discret, mais on ne pouvait s’y tromper. « Certains motifs ouvrent la voie de la connaissance. Je l’ai appris très tôt. Il suffit de peindre les bonnes images dans le bon ordre et dans les proportions appropriées afin de remonter dans le passé. Non pas pour le retrouver tel qu’il était, mais pour en explorer les vestiges. Tout se dépouille d’une peau morte ; de débris, que l’on peut retrouver. Avec de la chance, on peut tomber dessus par hasard, les étudier, les classifier, parvenir à ses propres conclusions. Voilà ce que m’autorisaient les enluminures : voyager au-delà des limites à la recherche de la vérité. »
La voix d’Avaccus s’altéra. Tessa crut voir briller quelque chose au fond de ses yeux. Une lueur claire, triste et encore jeune. « C’était mon talent, ce fut ma chute. Celle d’ Emith également. Il était jeune, n’avait fait qu’obéir à mes instructions et ne savait pas grand-chose de la nature de mes travaux, mais les saints pères le punirent néanmoins. Ils nous séparèrent, et l’exilèrent car il n’était pas véritablement des leurs, pas tout à fait, pas encore. Un an de plus et il le serait peut-être devenu. Mais ils jugèrent préférable de le chasser. Quant à moi... » Il fit un petit geste avec la main.
« Ils vous ont tranché le tendon pour vous empêcher de continuer à peindre.
— C’est ce qu’ils ont fait, oui. Et plus encore. » Avaccus promena son regard à travers la grotte. Tous les rochers étaient rouge sang désormais. « Ils ont de très anciens secrets à protéger, voyez-vous. Des secrets vieux de cinq cents ans. »
Tessa tira l’ourlet de sa tunique sur ses mollets, troublée par la couleur de sa peau dans le crépuscule. Elle ne dit rien. Dehors, on entendait la mer se fracasser contre le rivage. On aurait dit le souffle d’une respiration.
« Cette bague que vous possédez est une réplique de la Ronce d’or, expliqua Avaccus, calquant sa voix sur le ressac. Je les crois liées par le temps, l’espace et leurs origines.
— La Ronce d’or serait elle aussi une éphémère ? »
Avaccus eut un sourire très doux. « Oui, peut-être la plus puissante de toutes. Elles se glissent entre les mondes, toujours dans le même dessein : remporter des guerres. »
Tessa sentit un frisson la parcourir. La chair de poule gagna son cuir chevelu, faisant se dresser les cheveux sur sa tête. Elle prit subitement conscience de son corps comme d’un assemblage d’éléments disparates. Ses membres lui semblaient pesants comme des enclumes, ses mains guère plus utiles qu’une masse d’os informe. Son ventre était une outre molle et malléable. Elle se sentait vulnérable, sans la moindre importance. Comment avait-elle pu aller aussi loin et lutter si fort avec son corps pour seule et unique protection ? C’était de la folie.
Les yeux douloureusement secs, Tessa cligna plusieurs fois des yeux en succession rapide. Elle voulut déglutir mais n’avait pas de salive. Elle se contenta donc de parler. « La Ronce d’or est la couronne de Garizon depuis cinq cents ans. Si c’est une éphémère comme vous le prétendez, que fait-elle encore ici ? Elle aurait dû disparaître depuis des siècles.
— Eh oui, ma chère enfant », confirma Avaccus. Il détacha soigneusement chaque mot. « Tout le problème est là. »